Res Publica éditeur, 2010, 336 p.
Une idée pour les anges
[...] Ces derniers mois, l’activité de « la jeunesse », la jeunesse tunisienne, une jeunesse éduquée et active sur la Toile, s’est montrée déterminante pour faire bouger les lignes dans ce pays ; puis par la suite en Égypte, puis en Libye, puis... Où donc s’arrêtera la « contagion » ? Comme ils disent…
Certes, il ne s’agit que de révolution démocratique avec, à la base, l’injustice sociale et économique : le déclenchement se fit par l’immolation de Mohamed Bouazizi, un jeune « instruit » qui essayait de gagner sa vie en vendant illégalement des légumes.
Disons aussi qu’un peuple nombreux et diversifié s’est largement engouffré dans le mouvement ; ce peuple qui, rappelons-le, s’est avancé quasiment désarmé au-devant de la police et de l’armée, mais avec un déploiement énorme et la grande détermination de s’émanciper ici et maintenant. La neutralité de l’armée n’a pas été pour rien dans cette victoire, il faut le dire.
Mais, quand un peuple est résolu à ne plus obéir, alors s’ouvre le chemin de la liberté.
Comparaison n’est pas raison. Je voudrais cependant attirer votre attention − vous allez sans doute hausser les épaules −, mais il est de fait que, en France − et dans un tout autre contexte −, un mouvement éparpillé des « désobéisseurs » fait parler de lui en ce moment. Est-ce un nouveau sujet de l’Histoire que ces activistes de la désobéissance ?
Cette désobéissance est du moins le thème du livre de Chloé di Cintio, cité plus haut, et qui se réfère beaucoup aux écrits de Jean-Marie Muller, le principal théoricien français, actuel, de la non-violence.
Bien que nous soyons imprégnés depuis l’enfance d’une « culture de l’obéissance » (p. 35), nous serons d’accord avec Chloé di Cintio pour dire que la désobéissance est un « geste fondateur ». Toutes les légendes racontent la désobéissance d’Ève, de Prométhée, d’Antigone, de Socrate et de bien d’autres.
Et nous n’arrivons pas à penser que l’obéissance puisse être le ciment de la société à laquelle nous appartenons (p. 41) ; écrire cela, c’est marcher dans les pas d’un Adolf Eichmann qui n’imaginait rien d’autre que sa propre obéissance à une autorité supérieure ; écrire cela, c’est persister à perpétuer l’animal de la horde d’où, certainement, nous descendons, horde conduite par un chef. Non, nous voulons penser que le ciment social est ailleurs ; mais ce n’est pas le lieu, ici, de traiter de cette évidence.
Pourquoi un livre de plus sur le sujet de la désobéissance civile ? écrit Chloé di Cintio au début de son Petit Traité. Il est de fait qu’un grand nombre de livres ont paru sur la question depuis quelque temps. Ne boudons pas notre intérêt quand c’est pour réfléchir sur un embryon de sujet révolutionnaire. Ce qui n’est pas exactement le projet de l’auteure, mais de-ci de-là elle y revient comme malgré elle.
Prenant les devants, avec grande précaution, Chloé di Cintio écrit : « Il s’agit […] d’ouvrir de nouveaux chantiers − quitte, probablement, à m’y tromper. La tâche d’un auteur n’est-elle pas de faire des erreurs utiles, de devenir attaquable et sujet à polémique ? » (P. 15.)
Aussi, après avoir salué un travail d’une grande qualité, je vais m’attaquer tout de suite, sinon aux erreurs, du moins à un oubli qui est pour moi peut-être révélateur : l’ACNV. Oui, l’Action civique non violente a fait parler d’elle, en France, quarante ans avant les manifs de Seattle de 1999. Chloé di Cintio, plus philosophe qu’historienne, semble l’ignorer. Du moins, elle expédie l’affaire, à la page 325, en quelque seize mots approximatifs. Ce qui m’a laissé bouche bée.
Le sachant, elle aurait pu nuancer encore plus les subtiles différences qu’elle fait entre « désobéissance civile » ou « civique », entre « désobéisseurs » et « désobéissants ». J’aurais rajouté, quant à moi, le « refus d’obéissance », inscrit dans le Code militaire, refus qui n’avait rien de « puéril » pendant la guerre d’Algérie. Et je ne suis pas loin de penser qu’il y a, chez les gens qu’elle a interrogés, quelque chose qui ressemble à un mensonge par omission dont je n’arrive pas à trouver la raison.
Chloé di Cintio va donc définir quatre axes d’approche :
– Clarifications sémantiques ;
– Thoreau et la petite histoire de la désobéissance civile ;
– Les rapports de la désobéissance civile avec le droit, l’État et la société, etc. ;
– Les stratégies de la désobéissance civile.
1. Il s’agit d’éclaircir les notions d’éthique et de morale, de la morale face au politique, de la légitimité devant la légalité, de la loi et du droit, du conformisme et de la désobéissance, du conflit et de l’agressivité, de la violence structurelle, etc.
L’auteure nous paraît s’inscrire là dans une vision très formelle : le cadre d’une démocratie purement normative. Il n’y a pas d’analyse sérieuse de la question « dominants-dominés », « exploiteurs-exploités », etc. ; le problème des classes sociales est purement gommé. Plus loin, on nous parlera même de « réconciliation » entre les protagonistes en conflit. Il y a des gens avec qui on ne se réconcilie pas ! On pourrait trouver là les limites de la non-violence qu’aborde Camus par ailleurs.
Quant à l’acceptation des sanctions et à la reconnaissance de la loi, prônées par quelques non-violents, je me demande s’il ne faudrait pas plutôt dire les choses autrement : ces actions − comme toute action militante − font courir des risques que nous acceptons mais cela n’a rien à voir avec une quelconque reconnaissance de la loi comme chose bonne ni avec un quelconque esprit masochiste : il y a un prix à payer, c’est tout !
Notons au passage une vérité bonne à dire (p. 15) : la désobéissance civile peut ne pas être non violente.
Il semble donc que Chloé di Cintio veuille se cantonner à étudier l’« action collective de désobéissance civile non-violente […] dans un contexte démocratique » et mettre de côté une vision radicale et anarchiste ; position, pour elle, « guère tenable en termes politiques ». Pourtant, tout au long, elle mentionne cette problématique, mais ce n’est pas son choix.
Oui, Chloé di Cintio, d’une certaine façon, semble s’interdire de penser à une désobéissance révolutionnaire. Elle semble prisonnière de schémas intellectuels qui l’empêchent d’envisager la désobéissance civile autrement que dans un cadre libéral, ou social-démocrate, ou réformiste.
Cependant, si « la posture anarchiste s’avère apolitique, écrit-elle […], l’idée n’en est pour autant pas à rejeter » (p. 27).
Sa position, en effet, est modérément démentie quand on l’interroge sur la « démocratie subie ». À savoir s’il y a urgence à résister dans un pays réputé modéré comme la France ? Chloé di Cintio répond :
« Notre société sécrète de plus en plus de normes et de codes qui doivent interpeller. L’autorisation progressive des OGM est pleinement d’actualité. La multiplication des fichiers dans l’Éducation nationale, les administrations, la Sécurité sociale est également d’actualité ! N’y a-t-il pas urgence à s’opposer à la mise en fiche des enfants ? Le grand défi auquel nous devons faire face est la manipulation par nos gouvernants et par les grands lobbies des règles démocratiques pour faire passer pour “légitimes” des normes qui sont certes légales en la forme mais non légitimes car elles forcent les populations à subir ce dont elles ne veulent pas. »
Position encore plus démentie, en fin de volume, quand elle fera allusion à :
Jérôme Rémia qui déclare : « Actuellement, on ne peut que réformer la loi ponctuellement et faire doucement évoluer les idées. Il faudrait aller plus loin que ça, mais pour l’instant on n’en a pas les moyens » (p. 304).
Jean-Baptiste Libouban qui déclare : « Mon but est le démontage du système » (p. 304).
Xavier Renou qui déclare : « Je suis en fait dans une logique révolutionnaire − le but à atteindre étant pour moi de rompre avec le capitalisme et une logique économique et sociale mortifère. »
Mario Pédretti qui va plus loin et écrit que « non-violence et anarchie se rejoignent » (p. 312).
Et Chloé di Cintio, à ceux qui craignent que la parole non conforme conduise à l’anarchie, autrement dit au désordre, en donne une belle définition : « L’anarchie est au contraire un ordre fait de justice dans lequel il n’est pas nécessaire de recourir à la contrainte de la loi » (p. 64). Alors, que penser ?
2. Dans ce chapitre, la part belle est faite très largement à Thoreau (p. 81) − ce qui est légitime − et à la désobéissance états-unienne. Occultées, les origines de l’action non violente collective en France ! Comme est sous-estimée l’importance de La Boétie − qui est plusieurs fois cité, mais sans plus.
Ce dernier ouvrait pourtant, historiquement, une problématique éclairante sur l’attitude de servitude volontaire quand il écrivait : « Soyez résolus de ne servir plus », de n’obéir pas, source primordiale de toute réflexion concernant la galaxie désobéissante. Cette minoration n’est pas négligence légère : si Thoreau porte un acte d’abord individuel, La Boétie s’adresse plutôt au collectif. Ils se complètent.
Pour autant, Chloé di Cintio dit bien que trois projets sont devant nous : le réformisme, la révolution, la sécession (p. 16).
3. Je passerai rapidement sur cette partie − par ailleurs riche et fournie − de la désobéissance civile face au droit, à l’État et à la société : elle pourrait inspirer positivement tout avocat amené à défendre les désobéissants devant les tribunaux. Un tiré à part ferait l’affaire. [...]
4. Cette dernière partie nous rappelle que ce livre est un traité sur la désobéissance civile où se déploie toute une réflexion théorique large et argumentée. Nous remarquerons que les non-violents en général sont plutôt en marge de toute une culture des luttes ouvrières. Pour autant, on nous dit : « Entre démocratie et capitalisme, il a une contradiction dans les termes » (p. 227).
Si j’avais d’autres critiques à formuler, je dirais que je ne suis pas sûr que ce livre soit bien construit : il aurait mérité d’être plus ramassé, plus incisif ; pourtant, tout, ou presque, est dit ; et sans doute le lecteur devra y revenir une plume à la main pour aller à l’essentiel.
Chloé di Cintio n’est pas anarchiste car, pour elle, la posture anarchiste s’avère apolitique. Bien sûr, ce n’est pas notre point de vue. Et il faudrait développer. La revue Réfractions a, en plusieurs endroits, abordé le problème.
En attendant, rappelons que dans l’ABC de l’anarchisme, l’interlocuteur d’Alexandre Berkman veut bien dire que l’anarchie est une belle idée, mais qu’elle ne convient qu’à des anges.
− Tu as raison, lui répond Berkman. C’est pourquoi nous devons nous demander comment acquérir les ailes nécessaires pour créer cette société idéale.
André Bernard, chronique du 10 mars 2011 dans l’émission « Achaïra », du cercle libertaire Jean-Barrué, sur la radio associative bordelaise la Clé des ondes.