Compte rendu du voyage à Alger
de Robert Siméon et de Brigitte Cadot
du 9 au 16 février 2009
À l’invitation d’amis résidents à Alger, nous avons pu faire notre premier séjour là-bas, avec le désir de voir, sentir, découvrir et peut-être jalonner un projet, explorer sa faisabilité. Il nous semble que ces objectifs ont été remplis grâce à un concours de circonstances favorables.
Nos amis sont fonctionnaires, en mission dans ce pays pour plusieurs années sans doute. Leur fonction les oblige à résider dans un logement et un quartier agréé par leur employeur, notamment pour assurer leur sécurité. Les voyageurs qui visitent cette ville sont surpris par la fréquence des points de contrôle et de surveillance militaire et policière.
Nos amis ont donc loué un appartement dans une grande villa d’El Biar, le quartier des ambassades, perchée sur une des collines de l’agglomération algéroise. Leur choix s’est porté sur ce logement avant tout parce que la propriétaire en est Mme Fadila Mesli. Nous avons fait sa connaissance dès notre arrivée, et nous nous sommes présentés réciproquement : Fadila, 71 ans, est une ancienne combattante pour l’indépendance de l’Algérie. Elle était à l’époque élève infirmière à Alger, et s’est engagée dans ce combat pour soigner en tant que telle, les populations pauvres, isolées, mais aussi les combattants. Avec deux consœurs, elles furent arrêtées pendant la bataille d’Alger par les paras de Bigeard.
Fadila a été condamnée et a passé les années de guerre, de 1956 à 1962, dans les geôles de Barberousse, puis en France, à Fresnes et à la Santé (son défenseur était Mourad Oussedik, le patron de J.-J. de Félice, lui-même interné comme « suspect » au camp du Larzac).
Elle fut libérée après le 17 mars 1962, puis fut l’une des cinq femmes députées de l’assemblée constituante algérienne. Elle est aujourd’hui médecin retraitée : mais peut-on être militante en retraite d’une telle cause ?
Évidement, Fadila connaît bien l’histoire de la lutte pour l’indépendance de son pays, et la « petite histoire », si on peut appeler ainsi les actes de résistance et de refus « des obscurs, des sans-grade », pour reprendre des expressions de J.-J. de Félice.
Ainsi nous annonça-t-elle que le jeudi suivant, au matin, elle se rendrait à une cérémonie commémorative de la mort de Fernand Iveton [1], au cimetière Saint-Eugène d’Alger, organisée chaque année depuis cinq ans, par un groupe d’Algériens qui veulent perpétuer la mémoire des sacrifices des Algériens d’origine européenne, qui s’engagèrent dans la lutte pour l’indépendance.
Nous avons proposé à Fadila de l’y accompagner, et elle en fut ravie.
Ainsi, nous assistâmes à cette cérémonie, avec la centaine de personnes présentes.
Un texte fut lu, sans porte-voix, par un journaliste organisateur. Fadila me poussant au premier rang, dit quelques mots à l’oreille de l’organisateur, et on me proposa alors de me présenter, en prenant la parole. En quelques mots improvisés, j’évoquais l’existence des réfractaires non-violents, leur combat pacifique, leur trop grande discrétion jusqu’alors. Et je fus fortement et chaleureusement applaudi, avec une conviction nourrie par la découverte de cette résistance particulière et pacifique. À l’issue de la cérémonie, après le dépôt de gerbes, plusieurs personnes sont venues me serrer la main, me témoigner leur respect et gratitude ; nous échangeâmes les adresses, et nous nous engageâmes à approfondir notre rencontre…
Par précaution, nous avions emporté dans nos bagages notre dernier exemplaire du livre Réfractaires à la guerre d’Algérie, ainsi que le DVD Comme un seul homme et aussi le bouquin de Jo Pyronnet (Résistances non violentes) [2] : nous les avons offerts à Fadila.
L’impression que notre histoire n’est pas connue ici s’est trouvée confirmée par d’autres contacts que nous avons eus ; avec des vétérans de la guerre d’indépendance notamment. À chaque fois, nous avons dû expliquer notre histoire et déclencher l’étonnement de la découverte, éveiller l’intérêt pour ces actes de résistances qui ont concerné une trentaine d’appelés.
Alger n’est pas en état de guerre. Les terribles années noires semblent bien reléguées au passé, et cette ville ressemble à toutes les villes du pourtour méditerranéen, si ce n’est l’omniprésence des forces de sécurité : celles qu’on voit, et celles qu’on devine !
La jeunesse ici ressemble à toutes les autres. Les filles sont parfois voilées, comme dans certains quartiers des grandes villes françaises, mais la plupart sont en pantalon ajusté, voire en jupe courte, seules ou avec des copains-copines, insouciantes comme partout, souriantes et heureuse du printemps annoncé.
Dans les kiosques s’étale le choix des journaux d’information, favorables ou non au régime en place.
Nous avons fait une courte visite à deux églises, dont Notre-Dame-d’Afrique : sur le parvis, des Algérois de tous âges devisent ou jouent tranquillement : pétanque, dominos, cris d’enfants. Nulle impression de ghetto ou de lieu confiné. Un jeune de 20 ans, à qui nous avions demandé l’itinéraire d’accès, nous a accompagnés jusqu’au bout, dans la cathédrale même, et a visité le lieu comme nous, respectueusement, nous interrogeant sur des points sensibles ou particuliers du culte catholique. Nous pouvons affirmer que ce lieu symbolique de la colonisation, puis de la guerre d’indépendance, respire présentement la paix.
Nous faisons cette relation de notre voyage non pas pour étaler l’agrément d’un tourisme particulier, mais pour souligner l’impression qu’une démarche de diffusion de notre « histoire » nous a semblé possible. N’est-ce pas un projet qui nous préoccupe depuis toujours ? Quelle utilité a notre témoignage radical de l’époque s’il devait rester dans la confidentialité et sombrer dans l’oubli ? Les premiers concernés aujourd’hui ne sont-ils pas les jeunes Algériens et Français ?
De cette visite et des rencontres que nous y avons faites ressort la certitude que plusieurs démarches sont possibles et doivent être entreprises :
− Diffusion de notre livre-témoignage sur les actions de l’ACNV contre les camps, dans les bidonvilles, sur les réfractaires ;
− Articles dans la presse algérienne ;
− Tournées de conférences, notamment auprès des jeunes ;
− Rapprochement avec d’autres témoins, tels que les soldats du refus, les 4 A ;
− Témoignages aux cérémonies commémoratives, car il n’y a pas que Fernand Iveton, Henri Maillot [3] et Maurice Audin [4], hélas, qui devraient être reconnus.
À la veille de notre retour, Fadila nous a invités à son marché pour faire quelques achats symboliques : des dattes, dont le premier choix fut pour Jo [Pyronnet], avec une émouvante simplicité : « Pour Jo » nous a-t-elle dit sans autre commentaire !
Robert Siméon