Le Cap, Afrique du Sud, 5 et 6 novembre 2011
« Les pratiques d’Israël envers le peuple palestinien violent-elles l’interdiction internationale de l’apartheid ? »
Tribunal Russell sur la Palestine
Le Tribunal Russell sur la Palestine est un tribunal d’opinion créé à l’initiative de la société civile internationale à l’instar de celui qui s’est tenu en 1967 afin d’enquêter sur les crimes de guerre commis au Vietnam pour examiner les violations du droit international perpétrées à l’encontre du peuple palestinien.
C’est en raison de l’impunité dont bénéficie l’État d’Israël qu’il a été créé, notamment en raison de l’absence d’effet de la résolution ES-10/15 des États membres de l’ONU s’engageant à s’acquitter de leurs obligations juridiques telles que constatées dans l’avis de la Cour internationale de justice du 9 juillet 2004 relatif au mur construit par Israël en Palestine occupée et en raison de l’absence de réaction de ces États devant le massacre de Gaza.
– Une première session s’est tenue à Barcelone (mars 2010) qui portait sur la responsabilité de l’Union européenne et de ses États membres dans la poursuite de l’occupation des Territoires palestiniens, session dont les conclusions ont évidemment été portées à la connaissance de toutes les parties intéressées. Celles-ci n’ont pas réagi : les États sont des « poissons froids », comme dit l’ancien sénateur Pierre Galand, coordinateur du comité d’organisation international du Tribunal.
– Une deuxième session s’est tenue à Londres (novembre 2010) sur les complicités des entreprises multinationales dans le développement de la colonisation, retenues pour un certain nombre d’entre elles et pouvant amener à les traduire devant les juridictions nationales des États dont elles relèvent. Soucieuses de leur réputation, certaines des entreprises concernées ont réagi en se justifiant d’abord mais aussi en procédant au retrait de leurs investissements ou en promettant de le faire.
– La troisième session du Tribunal Russell sur la Palestine, dont le thème était « Les pratiques d’Israël envers le peuple palestinien violent-elles l’interdiction internationale de l’apartheid ? », vient de se tenir au Cap, en Afrique du Sud.
Le jury, composé de personnalités internationales connues pour leur intégrité morale, appuyé par des experts juristes spécialisés en droit international, et au vu des témoignages et des imguments produits, a conclu à l’existence d’un régime institutionnalisé de domination qualifié d’apartheid, selon les critères définis par le droit international, régime qui prend des formes et des intensités différentes selon les lieux où vivent les Palestiniens, mais en tout cas, constitué à l’égard de tous, ainsi qu’à la commission du crime de persécution, ces deux crimes étant définis comme crimes contre l’humanité.
Le Tribunal a statué au regard des trois éléments du crime d’apartheid, au regard de deux groupes raciaux distincts pouvant être identifiés (la notion de groupe racial étant définie davantage comme sociologique que biologique), d’actes inhumains commis à l’encontre du groupe dominé (assassinats à large échelle ou ciblés lors des incursions militaires, la torture et les traitements dégradants des prisonniers, la privation systématique des droits humains, empêchant les Palestiniens, y compris les réfugiés, d’exercer leurs droits politiques, économiques, sociaux et culturels, la fragmentation territoriale, la création de réserves et d’enclaves qui séparent les Palestiniens et les Israéliens, une politique décrite par l’État d’Israël comme « hafrada » qui signifie en hébreu « séparation »), ces actes étant commis systématiquement dans le cadre d’un régime institutionnalisé de domination d’un groupe sur l’autre, ce qui renvoie à des législations différentes pour les uns et les autres.
Le crime de persécution, défini comme une privation intentionnelle et grave des droits fondamentaux d’un groupe identifiable dans le cadre d’attaques larges et systématiques contre des populations civiles, a été également retenu.
Le Tribunal a donc appelé solennellement l’État d’Israël à démanteler ce système d’apartheid, à mettre fin aux lois et pratiques discriminatoires et arrêter la persécution des Palestiniens, a appelé tous les États à coopérer pour mettre fin à cette situation illégale, et le procureur de la Cour pénale internationale à recevoir la plainte déposée par l’Autorité palestinienne sur les crimes constatés. Il a interpellé à cette fin l’Assemblée générale des Nations unies et le Comité pour l’élimination des discriminations raciales. Il a fait appel enfin à la société civile pour recréer un esprit de solidarité concourant à la fin d’un tel régime, notamment par le moyen de la campagne Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS).
Cette décision a conclu une session riche en informations tant théoriques que factuelles mais aussi en émotions. Elle s’est déroulée dans un lieu hautement symbolique, le musée du 6e district de la ville du Cap, district dont la population était cosmopolite jusqu’en 1966, qui a été déclaré, cette année là, « zone blanche » (« white groupe area ») et, par suite, détruit, ses 60 000 habitants étant « délocalisés ». Une illustration en est donnée sur un mur du musée, installé dans une ancienne chapelle méthodiste qui servait de refuge à cette époque et n’a pas été détruite, par une peinture représentant un bulldozer détruisant une maison, qui résonne étrangement et donne un sentiment de déjà vu…
La cession avait été précédée, la veille, d’une visite de ce 6e district et d’une rencontre, en particulier, avec deux membres importants de l’ANC, Ahmed Kathadra (en prison pendant 26 ans à Robben Island avec Nelson Mandela et ensuite parlementaire et conseiller du bureau du Président) et Pallo Jordan (exilé jusqu’à la fin de l’apartheid et ensuite ministre notamment des Arts et de la Culture).
Ils ont souligné le refus de l’ANC, pendant tout le combat pour l’égalité et la liberté, d’ethniciser le conflit, précisant que, lorsqu’ils gagneraient, ils ne chasseraient pas les « Blancs » et leur accorderaient l’égalité des droits. Ahmed Kathadra a précisé que même lorsqu’il était à l’article de la mort, Mandela, en prison, demandait la démocratie et l’égalité des droits quand les gouvernants de l’époque, les refusaient expressément comme de nature à saper le fondement même de leur système. Autant dire que nous étions fortement imprégnés lorsque la session a commencé.
La session a été ouverte par Pierre Galand, Stéphane Hessel, ambassadeur de France et président d’honneur du TRP et Desmond Tutu, archevêque émérite du Cap. Ce dernier nous fait part avec beaucoup d’émotion de ce qu’il avait vécu en Afrique du Sud et de ce qu’il avait connu lors de ses voyages en Palestine. Il a parlé, non en homme politique mais en tant qu’être humain et nous a exprimé sa profonde tristesse, sa douleur, son angoisse devant la répétition, en ces lieux, d’actes déshumanisants. Il a, évidemment, fait beaucoup référence au Dieu qui l’avait soutenu dans ses épreuves « qui protège les faibles et les opprimés ».
Des experts en droit international sont ensuite venus donner le cadre juridique de référence à travers, notamment, deux textes essentiels : la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965 (signée par Israël) et la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973, qui s’applique à tous (erga omnes), signataires et non signataires, comme une norme impérative reconnue et acceptée par l’ensemble de la communauté internationale (jus cogens). Il a été relevé que la liste des critères caractérisant le crime d’apartheid telle qu’elle est donnée par cette dernière convention est indicative et qu’il n’est pas exigé qu’il soit satisfait à tous ces critères pour caractériser le crime, l’Afrique du Sud, d’ailleurs, elle-même, ne satisfaisant pas à tous. Les notions de « race » et de « discrimination raciale » ont également été définies, qui impliquent, en réalité, d’une part, que, par une interprétation extensive, se trouvent ainsi plutôt visées des populations vulnérables et, d’autre part, que cela résulte d’une certaine subjectivité impliquant une auto-identification des groupes concernés avec justifications.
John Dugard, Sud-Africain, professeur de droit international, qui a été rapporteur spécial sur les droits humains dans les territoires palestiniens à l’ONU, également rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme de l’ONU et de la Commission de droit international, a donné les trois piliers de l’apartheid : la discrimination, l’oppression et la fragmentation du territoire.
C’est dans ce cadre qu’ont été ensuite entendus de nombreuses personnes (voir l’ensemble de ces rapports), témoignant des textes et des faits susceptibles de caractériser le crime d’apartheid, témoignages le plus souvent totalement poignants. Il est inutile d’en donner la teneur, ceux-ci étant parfaitement connus (toutes violations des droits humains, entraves à la liberté, à la dignité et à la justice, meurtres, destructions de toutes sortes et autres, « actes inhumains » caractérisant le crime d’apartheid tel que retenu par le jury).
Les éléments clés en ressortant paraissent avoir été et le caractère juif de l’État d’Israël au moyen d’un arsenal juridique variable, lois militaires et discriminatoires dans les Territoires occupés, lois discriminantes au sein même d’Israël et l’absence de nationalité israélienne pour tous les citoyens de cet État, au profit d’une nationalité juive pour les Juifs du monde entier, autour de laquelle s’articulent les droits – et les non-droits – des non-Juifs, particulièrement des Palestiniens.
John Dugard a bien relevé, s’agissant des Territoires occupés, que les régimes d’apartheid et d’occupation étaient en soi très différents puisque l’un discrimine parmi ses propres nationaux tandis que l’autre discrimine un peuple sur un territoire étranger qu’il contrôle mais pour en déduire qu’en pratique, il n’y avait que très peu de différences.
S’agissant des Palestiniens d’Israël, Haneen Zoabi, députée arabe à la Knesset, a fait valoir que le traitement qui leur est fait est même la preuve que la domination raciale d’Israël n’est pas seulement liée à l’occupation mais est partie intégrante du système idéologique d’Israël, le sionisme, dont la base même est la judaïté.
Elle a souligné que le système ne ressemble à une démocratie qu’en apparence : il y a une citoyenneté pour les Juifs d’Israël qui ont la nationalité juive, avec tous les privilèges qui y sont attachés et une citoyenneté de seconde zone pour les non-Juifs auxquels est conférée une nationalité arabe, druze ou autre qui en sont privés. De façon poignante, elle nous a expliqué qu’on veut lui imposer un serment d’allégeance à un « État juif », qui ne la définit que comme une non-Juive n’ayant pas sa place dans cet État qui est pourtant sa patrie (« homeland »).
Dans l’ensemble des témoignages, il y a eu aussi, notamment s’agissant des Palestiniens des Territoires occupés, l’intervention remarquable de Mohamed Khatib (un des piliers du comité de coordination de la résistance populaire non-violente du village de Bil’in coupé en deux par le mur) qui, en toute simplicité, nous a livré son expérience personnelle, non comme une expérience unique mais comme un symbole de ce que vivent la plupart des Palestiniens, concluant en nous faisant visionner deux minutes du film tourné autour du meurtre (lors d’une manifestation non-violente) de Bassem. J’ai beau connaître tout cela, nous avons beau être arrivés à Bil’in, juste après ce meurtre, j’ai eu beau voir plusieurs fois ce film dans son intégralité, je n’en ai pas moins ressenti encore une profonde émotion que je me permets de vous livrer.
Jeff Halper (Israélien - ICADH) a souligné que l’apartheid, en Israël, est officiellement pratiqué par l’utilisation du mot hébreu « hafrada » qui signifie « acte de séparer » et est appliqué à de nombreux textes et pratiques, dont le mur, au sein d’une entité où les Israéliens ne voient pas de frontières, de la Méditerranée au Jourdain.
Il avait beaucoup été insisté auparavant sur le fait que cette session n’avait pas pour vocation de dresser un parallèle entre la situation d’apartheid qui prévalait en Afrique du Sud et la situation qui perdure en Israël et dans les territoires palestiniens, mais d’analyser si les pratiques israéliennes entrent dans la définition du droit international qui érige l’apartheid en crime contre l’humanité. Il n’en reste pas moins qu’il est résulté des auditions des témoins sud-africains de terribles similitudes entre la politique menée par l’État d’Israël et l’apartheid qu’ils avaient connu, qu’ils ont soulignées avec force.
Par une intervention remarquable, Marianne Blume (professeure belge ayant travaillé dix ans à l’université Al Azhar de Gaza), sans exclure le crime d’apartheid, a fait valoir que la situation allait encore bien au-delà, par une politique délibérée et coordonnée de destruction d’un groupe dans toutes ses dimensions, politiques, sociales, économiques, familiales, culturelles, caractérisant un « sociocide ».
Invité à participer à cette session et à se défendre, le gouvernement israélien n’a pas jugé utile de répondre à cette invitation.
Alors que les travaux du Tribunal étaient terminés, Pierre Galand est venu procéder aux remerciements d’usage et a notamment remercié l’équipe sud africaine qui avait mis sur pied toute la logistique de la session. Le pasteur, coordinateur de cette équipe, a appelé alors tous ceux qui travaillaient « en coulisse » et que nous n’avions pas vus encore. Est arrivée en courant toute une bande de jeunes noirs, joyeux de nos applaudissements, qui ont entonné, au pied de la tribune, un chant magnifique provoquant les jurés sud africains de la tribune à se prendre par la main, ce que nous avons alors tous repris, dans une émotion partagée.
Cette dernière séance a été marquée par deux incidents, le piratage du site web du Tribunal, d’une part, et, d’autre part, et surtout, la menace de retrait de la citoyenneté israélienne à Haneen Zoabi, parlementaire arabe de la Knesset, et ce en raison de sa participation en qualité de témoin au TRP, ce qu’avec pudeur, elle avait tu et qui lui a valu, lorsque cela a été su, une formidable et spontanée standing ovation et l’assurance de la solidarité de tous.
Le jury a d’ailleurs prié le gouvernement sud-africain, en sa qualité d’hôte du TRP, de s’assurer qu’aucune forme de représailles ne soit exercée par l’État d’Israël contre les témoins présents lors de ses travaux.
La session finale du TRP aura lieu à New York et aura pour objet d’examiner la responsabilité des États-Unis et celle des Nations unies dans la poursuite de l’occupation des Territoires palestiniens et la commission des crimes retenus à la charge de l’État d’Israël. Finalement, le jury se réunira pour faire la synthèse de l’ensemble des sessions et en tirer les conclusions. Celles-ci constitueront la contribution des opinions publiques internationales à la solution d’une situation tout à fait injuste à l’égard d’un peuple afin de tenter de forcer le cours de l’Histoire.
Geneviève Coudrais