Suspects parmi les suspects.
Juin 1960 :
Durant deux mois, les Trente ont réclamé leur internement avec les suspects. Ils sont toujours en liberté, alors que les camps demeurent. Pourtant le bilan est très positif. Le problème est posé avec force, et nous avons vécu une aventure merveilleuse. Onze d’entre nous, repris par les nécessités familiales ou professionnelles, rejoignent leur foyer et travailleront avec leur groupe local.
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Les dix-neuf autres prennent un nouvel engagement d’un mois. Nous nous installons dans le bidonville de Nanterre en banlieue parisienne, au milieu des Algériens les plus mal logés, où sont arrêtés la plupart des « suspects ». Dans la journée, une équipe nettoie et enterre les ordures, une autre répare les dégâts commis dans les baraques par la police, une autre construit une baraque pour loger les volontaires dans le bidonville. Par ailleurs, nous organisons des cours du soir. Dès que la police arrive, elle vient plusieurs fois par jour et par nuit, nous intervenons pour demander à partager le sort des « suspects ». Nos arrières sont assurées par la paroisse voisine du Petit-Colombe où Louis Rétif met à notre disposition la salle de patronage.
Du 7 au 14 juin 1960, Jeûne au bidonville. Les journaux annoncent une recrudescence d’attentats par le FLN, présentés le plus souvent comme la conséquence des manifestations non violentes. Nous publions le communiqué suivant : « Nous commençons un jeûne public de sept jours pour prendre notre part des souffrances infligées en notre nom et dont nous sommes responsables. Notre jeûne est aussi une protestation silencieuse contre les crimes qui atteignent civils ou policiers français. L’action terroriste et les attentats desservent la cause algérienne autant que la répression préventive et l’internement administratif desservent la cause du gouvernement français... Aidez-nous à démontrer à tous que la générosité et la justice sont plus efficaces que la répression. »
Pendant le jeûne, des Algériens viennent nous visiter sous notre tente et nous offrent de l’eau minérale, « en ami, comme on offre le thé ». Quand les enfants s’approchent en curieux, leur goûter à la main, les parents les chassent : « Pas devant eux ! » Pour la rupture du jeûne, ils apportent plusieurs caisses de fruits, des jus de fruits et des beignets. Désormais, nous sommes chez nous dans le bidonville.
Maintien de l’ordre ?
Ce jour-là, cinq policiers descendent de voiture et réclament leurs papiers à tous les Algériens. L’un d’eux est conduit dans la voiture parce qu’il n’a pas de feuille de paye. Notre équipe s’approche :
« Nous non plus, nous n’avons pas de feuille de paie, pourquoi lui et non pas nous ?
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– Foutez-moi le camp, bande d’emm... ! On ne vous demande rien. »
En effet, la préfecture de police a donné ses ordres par radio. Pas d’arrestation de non-violents. Laissez-les accomplir leurs menus travaux dans le bidonville.
Nous restons près de la voiture de police. Un deuxième Algérien est emmené. Dès que la porte s’est refermée sur lui, tandis que les policiers repartent, nous rouvrons les portières et, malgré l’opposition du chauffeur, deux d’entre nous s’assoient près des Algériens, dans la voiture des policiers. Ceux-ci accourent, arrachent de force les deux volontaires et les traînent au milieu de la rue. La voiture démarre avec les Algériens et deux policiers. Les trois autres munis de crochets et de pinces, continuent la fouille des baraques. Nous les suivons pas à pas.
« Pourquoi venez-vous ici ? Nous, nous sommes payés pour le faire, mais vous... Qui vous envoie ?
– Notre conscience.
– Ce que nous faisons ne vous regarde pas. Pourquoi nous suivez-vous partout ?
– Ce que vous faites regardent tous les Français puisqu’ils vous payent Nous ne vous empêchons pas de faire votre travail. Si vous aviez un mandat de perquisition ou un mandat d’arrêt, ce serait votre travail.
Ou terreur organisée ?
« Mais est-ce votre travail de casser les tôles ? d’arracher les papiers goudronnés, d’enfoncer les portes ? de briser les meubles ? de tout renverser sous prétexte de chercher des armes ? Est-il nécessaire pour vérifier l’identité d’un Algérien de l’emmener au poste ou au camp de Vincennes pour plusieurs heures ou plusieurs jours, et de le relâcher pour recommencer le même scénario quelques jours après ?
– C’est nécessaire pour les tenir en main.
– Autrement dit, le but essentiel de votre présence et de votre activité est de faire régner la terreur ? C’est cela la pacification ?
– Si vous étiez à notre place, vous verriez...
– C’est vrai, votre travail n’est ni agréable ni facile, et nous ne sommes pas là pour le compliquer. Nous sommes là pour faire la pacification à notre façon. Tous les hommes sont méchants et tueurs en puissance, et le meilleur moyen pour qu’ils le deviennent réellement, c’est de les considérer comme tels. Mais, avec un peu d’amour et de bonne volonté, on peut arriver à réveiller les bons sentiments qui existent, eux aussi, chez tous les hommes.
– Je vous souhaite de réussir !
– Ce serait trop commode si cela réussissait toujours, partout, et complètement ; mais finalement, la méthode de la terreur et de la violence est plus illusoire, elle finit par tout détruire. La méthode de l’amour est plus efficace, encore faut-il la mettre en œuvre dans des actes avec autant d’application que l’autre et ne pas se décourager dès les premières difficultés. Et puis, de toute façon, nous sommes payés d’avance.
– Vous avez de la chance ! »
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Avec les prochains pourparlers de Melun, nous pensons qu’un mouvement irréversible vers la paix est amorcé. Nous décidons de suspendre notre action pour prendre du repos et nous préparer à de nouveaux combats.
Le 28 juin 1960, veille de notre départ, nous faisons une veillée amicale autour du feu, sur les lieux mêmes où nous avons jeûné pour protester contre les attentats. Une centaine de personnes, dont une bonne moitié d’Algériens sont là.
Il y a des exposés avec quelques questions et réponses en français et en arabe, sur la non-violence et le sens de notre action.
La soirée se termine, à la demande des Algériens par le chant Ce n’est qu’un au-revoir, mes frères chanté en même temps en arabe et en français.
Fin du récit de Jo Pyronnet.