Publisud éd., 2012, 366 p.
Sous-titre : La prison, un champ de bataille
D’abord un mot sur Rachid, qui se confie peu sur lui-même et pratique le jeu collectif au maximum : il fut le plus jeune détenu politique algérien entre 1954 et 1962 dans les prisons françaises. En effet, pour pouvoir se faire embaucher dans une usine française, il avait falsifié sa carte d’identité, se vieillissant de deux ans. Rachid parlait le berbère, l’arabe et le français, ce qui lui permit de jouer un rôle important dans ce milieu où les militants étaient souvent monolingues. Rachid fut emprisonné durant cinq années.
Nous disions donc, au risque du paradoxe, que l’on pouvait se sentir libre en prison et s’y tenir bien droit quand certains se voûtent avec le temps sous le poids de la peine à subir. Le livre de Rachid nous confirme cette appréciation quand il déclare que le militant clandestin qu’il était, s’appliquant à être discret et transparent pour ne pas être pris, une fois arrêté, inculpé et jeté en cellule, s’est redressé pour affirmer toute sa dignité et pour témoigner de quelque chose proche d’une fière liberté. Il n’y avait plus rien à perdre : « Nous étions alors en situation de revendiquer notre qualité de militant et de combattant. »
Ailleurs, p. 146, il écrit : « Nous avions déjà conscience d’être indépendants dans nos têtes. »
Et, p. 168 : « Paradoxalement, c’est en prison que nos premiers pas de citoyens indépendants eurent lieu, sans que nous nous le formulions, à la façon de M. Jourdain qui pratiquait la prose sans le savoir, car nous nous affranchissions des règles disciplinaires habituelles en vigueur. »
Aussi : « Par une sorte d’inversion des objectifs premiers assignés à la fonction de la prison (neutralisation et mise hors de combat des militants et des combattants), ce rassemblement imposé offrit un cadre propice à la découverte des territoires, du partage des expériences, et l’enrichissement culturel pour chaque prisonnier militant. »
S’il a été écrit que souvent la prison tient lieu d’université pour nombre de militants, rappelons que, en ce qui concerne les militants algériens, il y avait du chemin à faire : 80 % d’entre eux étaient analphabètes.
Rachid nous dit que cette université obligée eut un autre avantage :
« Loin du champ des contraintes de cloisonnement et de la clandestinité imposées au dehors par les conditions de lutte, le rassemblement forcé en prison favorisa l’émergence d’une pratique démocratique sans précédent et acceptée par tous. Une telle vision de démocratie directe (aujourd’hui certains diraient participative) ne souleva aucune objection exprimée publiquement. Même les réticents qui auraient voulu jouir spontanément de leur position hiérarchique durent y souscrire et accepter que l’ensemble des prisonniers, formant dans la cour le « cercle démocratique quotidien » pendant environ une heure, puisse connaître de toutes les situations, débattre de toutes les informations qui nous parvenaient et délibérer sur toute chose en tant qu’instance première et ultime. »
Cette « démocratie » était pratiquée à la prison de Loos-lez-Lille où ils étaient enfermés à plus de trois cents. Mais cette « liberté » fut conquise de haute lutte après trois grèves de la faim : 12 jours en juillet 1959 ; suivis très rapidement de 18 jours en août de la même année ; puis de 21 jours en novembre 1961. Il s’agissait d’obtenir un régime « politique » pour se différencier des droits communs. L’Administration pénitentiaire le qualifia hypocritement de « régime A ».
Cette conquête permit une certaine autogestion de la vie commune et tout particulièrement de la discipline entre prisonniers. Rachid raconte que, lors d’un différend entre deux prisonniers, l’un d’eux insulta et en gifla un autre ; il fut traduit devant le conseil de discipline tenu par les prisonniers, condamné à quinze jours de quarantaine et obligé à exprimer des excuses publiques devant l’assemblée démocratique dans la cour.
Rachid, p. 175, dit encore :
« Les conditions du régime politique permirent dans le cadre du triptyque de l’unité de temps, de lieu et d’action une confrontation féconde entre les pratiques anciennes et les nouvelles exigences démocratiques qui étaient apparues pendant notre incarcération. »
Ce que l’on apprend, c’est que ces idées « démocratiques » lui venaient en ligne directe de la lecture du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, livre qui fut introduit en fraude dans la prison.
Nous avons eu la chance de rencontrer Rachid, hélas trop brièvement. Nous avons fait la connaissance d’un homme pudique, épris de dignité et de liberté ; tous sentiments qui remonteraient à son enfance où il dut faire face à l’injustice la plus grande face à un père autoritaire ; sentiment d’injustice personnel que Rachid sut transformer en un combat collectif.
Nous aurions aimé poser de nombreuses questions à Rachid ; par exemple sur le conflit meurtrier entre Algériens du FLN et Algériens du MNA, ces derniers partisans de Messali Hadj ; également comment il a vécu l’évolution de la situation politique en Algérie après l’indépendance ; on apprend qu’il fut obligé de se réfugier en France, pays qu’il avait combattu, diront certains. Il corrigerait l’expression en disant qu’il avait combattu une politique et non pas les Français en général pour qui il a de l’amitié.
Par ailleurs, nous aurions aimé tenter d’approfondir avec lui les conséquences de l’action armée pour acquérir cette indépendance ; car il écrit :
« D’emblée se sont imposés un système pyramidal et un cloisonnement strict pour sécuriser les structures et les activités clandestines que le FLN allait mettre en place dès le déclenchement de l’insurrection » (p. 64).
« Ce schéma d’organisation fut transposé mécaniquement dans l’émigration, sans tenir compte des spécificités propres à la France » (p. 64).
Bien sûr, ce à quoi nous pensons, ce sont les conséquences des moyens sur la fin : les militaires sont toujours au pouvoir en Algérie, cinquante ans après l’indépendance.
Mohammed Harbi, dans une courte préface, apporte une nuance à l’évaluation de l’action armée quand il écrit « que c’est à tort que l’histoire officielle a enfermé la guerre de libération dans le paradigme de la lutte armée, minorant de fait les formes civiles et culturelles de la résistance patriotique ».
Oui, Rachid ne nous a pas tout dit, surtout sur son évolution dernière et actuelle. Nous voudrions ici l’encourager à reprendre la plume. Qu’il soit assuré que nous le lirions avec grand intérêt.
Quant à ceux qui lisent trop vite ou écoutent mal notre propos, qu’ils ne se méprennent pas, la prison quelle qu’elle soit est à détruire, même si on peut en sortir grandi, plus fort et porteur d’une certaine sérénité.
Ce dont témoigne le livre de Mohand, dit Tahar, dit Rachid.
André Bernard, chronique du 12 juillet 2012 dans l’émission « Achaïra », du cercle libertaire Jean-Barrué, sur la radio associative bordelaise la Clé des ondes.