Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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La détention : l’Étape
Article mis en ligne le 13 décembre 2011
dernière modification le 28 janvier 2015

par A.B.

Quelques chanceux à l’Étape, prison sans barreaux (printemps-été 1962)

Ce texte est tiré d’un cahier de mémoire, tome I, intitulé : « Je est un autre », écrit par Claude Voron (Cosinus ou l’Ageasson) après le décès de Marie-Claire (sa compagne) en 2004 (voir rubrique), cahier distribué à quelques amis.

Un dimanche à l’Étape : Claude Voron, à gauche, André Bernard, au milieu, reçoivent des visiteurs.

Mai 1962.

Maître Poinsot-Chapuis, afin d’adoucir mes conditions de détention, fit des démarches pour que je sois transféré à l’Étape [1], près d’Aix-en- Provence.

Menottes aux poignets, mort-vivant enfermé dans un « cercueil » vertical (pas d’ouverture, pas de possibilité de s’asseoir, une maigre ventilation au sommet), je suis transféré des Baumettes à la prison d’Aix. Rude épreuve pour moi qui, déjà en temps ordinaire, suis malade en voiture. J’en garde encore le souvenir horrifié. La cruauté de ces pratiques égale leur imbécillité sécuritaire : à la prison d’Aix, le directeur de l’Étape vient me chercher et me conduit, mains libres, jusqu’au domaine, dans sa voiture particulière. Ma « dangerosité » a-t-elle subitement disparue ?

Nous sommes sensés commencer une nouvelle vie et ignorer le passé de nos compagnons. Je dois choisir un surnom. Le saint du jour est Romuald... va pour Romuald. Les copains réfractaires retrouvés (René Nazon, Christian Fiquet, André Bernard et Jean Lagrave) en restent à « Cosinus », ignorant ce prénom de saint inconnu qui ne sert que pour l’administration et pour les autres détenus.

C’est le paradis après l’univers de béton et de barreaux des Baumettes. Je suis ébloui, comme enivré par les arbres que je peux toucher, par l’herbe verte sur laquelle je peux m’asseoir ou m’allonger, par les courses effrénées des écureuils espiègles autour des troncs des pins, par la tonique fraîcheur de l’eau du bassin qui accueille mon corps.

Regroupés dans une même chambrée, nous formons tous les cinq une fine équipe au sein de laquelle la bonne humeur règne. Nous sommes différents par la culture, la spiritualité, l’engagement politique, mais unis dans cette action commune de désobéissance civile dans le cadre de l’ACNV. Parfois, d’âpres discussions sont nécessaires pour arriver à un accord sur une attitude commune. Nous y arrivons toujours.

Les témoins de Jéhovah, par leur sérieux et leur « honnêteté », sont bien vus par la direction qui leur confie les meilleurs postes de travail (les mieux rémunérés) et les postes de confiance. Nous-mêmes, sollicités pour être les « larbins » de M. et Mm. P., le directeur et son épouse qui habitent sur place, nous refusons afin de rester au même niveau que les autres détenus et garder des relations égalitaires avec eux.

Nous devons travailler pour assumer nourriture et « hébergement » et pour gagner trois sous. Le travail de base est de poser des ardillons sur des boucles de chaussure. Au bout de quelques semaines de ce travail fastidieux en diable, je vais à « l’agriculture », poste moins considéré et moins rémunéré mais plus varié et en plein air.

La hiérarchie en prison est forte ; au sommet... les proxénètes ! (ils ont de l’argent - et avec l’argent on achète tout - et souvent une belle prestance) ; ensuite les braqueurs et les voleurs ; ceux qui « sont tombés » pour des affaires de mœurs, viols, pédophilie, etc., sont les « parias », rejetés, persécutés par les « nobles castes » !

À l’Étape, cette hiérarchie est un peu brouillée par la discrétion sensée être sur le passé des gens et par la présence des témoins de Jéhovah et par notre présence. Il n’empêche, le clan des proxénètes est bien visible, ne serait-ce que par la visite des filles qui continuent à travailler pour eux.

À l’agriculture, travail méprisé, je suis avec Antoine, petit bonhomme taciturne, mis à distance par les autres : il a été condamné à de lourdes peines pour des viols. Antoine, paysan avant son arrestation, m’apprend à travailler avec le cheval. Je scie et je fends le bois de chauffage. Ce travail physique me convient tout à fait.

Nous entrons en relation de sympathie et d’amitié avec de belles et fortes personnalités burinées par les épreuves :
 Philippe, condamné à mort pour assassinat, gracié, est au terme de près de trente ans de détention ; un sourire paisible illumine sa tête prématurément blanchie.
 Jacques, communiste trotskiste, suite à une sombre histoire sentimentale, a incendié la maison de sa belle et a écopé dix ans de prison : une sensibilité d’écorché vif, une fragilité psychique et une grande culture ; nous l’entourons de notre affection et nous avons avec lui des discussions passionnées : violence-non-violence, comment bâtir un monde plus juste.
 Pascal a trente sept ans ; il vient de passer presque dix ans en prison pour divers braquages ; l’instruction de son procès a duré six ans.

C’est avec Pascal que la relation est la plus forte. Garçon intelligent et généreux, nous partageons beaucoup de choses avec lui : le ping-pong où il excelle, des repas, des échanges philosophiques, éthiques, etc.
« Quand je voyais comment les puissants, en toute légalité, "s’en mettaient plein les poches ", en exploitant et écrasant les plus faibles, je n’avais pas de problèmes de conscience - et je n’en ai toujours pas - de récupérer un peu de cet argent en braquant ! »

Notre attitude désintéressée, la non-violence, l’interpellent. À sa sortie de l’Étape, il fut accueilli dans un centre de réinsertion à Marseille... où il est resté en tant que moniteur ! Plus tard, je l’ai rencontré, il m’a dit :

« Quand j’étais truand, je menais la grande vie. Maintenant, j’ai un salaire modeste et je dois me limiter. J’ai eu la tentation de replonger car c’est dur d’accepter cela. Mais j’ai trouvé un sens à ma vie : aider les copains à se remettre debout... c’est ça qui m’aide à tenir. »

Une belle amitié s’est tissée entre nous. André, Jean, René, quarante ans durant, ont poursuivi la relation et ont accompagné Pascal jusqu’à son décès. Je n’ai pas eu cette constance, mais Pascal a marqué ma vie : merci Pascal !

***


Les visites de la famille et des amis sont autorisées le dimanche après accord avec la direction. Témoignage recueilli après notre rencontre de 2003

Anita Bernard raconte :

« Au printemps 1962, je quitte Bordeaux pour Aix-en-Provence où je suis accueillie par Marie-Louise Mégemont, membre du groupe local de l’ACNV. C’est par leur intermédiaire que je trouve un travail comme employée de maison chez un médecin à Marseille, nourrie et logée.

Un dimanche à l’Étape, été 1962 : Anita et Andre Bernard, André Ruff, Jean Lagrave, Christian et Françoise Fiquet

« Tous les dimanches matin, je « monte » à l’Étape, pour y passer la journée, en prenant un car sur la Canebière comme beaucoup d’autres personnes ; il n’y avait pas autant de voitures particulières que maintenant. Ce n’est pas un car spécial mais une ligne régulière qui passe sur la route départementale et qui s’arrête à l’embranchement du chemin allant à « la ferme ». Une camionnette « maison » y vient chercher les visiteurs pour faire le court trajet restant. J’apporte avec moi de quoi améliorer l’ordinaire (café, fromages, fruits, chocolat, boissons) que les cinq se partagent ensemble le soir même avec un autre détenu, de droit commun, qui est devenu notre ami. À cette époque, seuls André et Christian Fiquet ont des compagnes. René Nazon, Jean Lagrave et Claude Voron sont célibataires. Beaucoup d’amis de l’ACNV viennent y passer quelques heures. Parmi ces personnes, il y a Marie-Claire Guiader de Nantes qui trouve un charme fou à Claude Voron. Ils ne tarderont pas à faire route ensemble jusqu’au décès de Marie-Claire en 2004. (Voir rubrique à la date du 28 mai 1962.)

« Françoise Fiquet, qui habite et travaille dans la région parisienne, prend de grandes vacances durant cet été 1962 et s’installe chez des amis de l’ACNV dans la région. Elle a son permis de conduire et trouve quelqu’un qui lui prête une voiture. Je fais donc quelques voyages avec elle : cela devenait pour moi aussi des vacances. Dans cette prison sans murs, les couples ont à leur disposition des « chambres d’amour » (sans parler du grand terrain boisé aux alentours plein de senteurs provençales). C’est ainsi que, en 1963, vont naître deux « bébés de réfractaires ».

Avec la fin de la guerre d’Algérie, l’engagement collectif dans le cadre de l’ACNV était terminé ; chacun était libre de revoir sa position vis-à-vis du service militaire. Trois réfractaires finirent leur temps dans les services sanitaires de l’armée, mais d’autres, qui pourtant ne s’étaient déclarés réfractaires qu’à cette guerre, voulaient poursuivre l’action jusqu’à l’obtention d’un statut et la libération de tous. En attendant la promulgation de ce statut, tous les futurs objecteurs étaient regroupés au centre pénitentiaire de Mauzac.

Voir la suite des conditions de détention