Réfractaires non-violents à la guerre d’Algérie
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Les premiers pas de l’ACNV, 1957-1960
Article mis en ligne le 16 mars 2011
dernière modification le 11 janvier 2021

par PS

Contexte politique

À proprement parler, la guerre d’Algérie commence le 1er novembre 1954, mais depuis 1830, date de la conquête du pays par la France, les actes de résistance à cette invasion n’ont jamais cessé. Le « radicalisme » nationaliste, militaire et étatique du FLN (Front de libération nationale), partisan de l’indépendance, s’explique par l’intransigeance des « Européens » qui tenaient tous les leviers du pouvoir dans ces « trois départements
français ».

En janvier 1956, les socialistes au pouvoir votent à l’Assemblée nationale, avec l’appui des élus communistes, ce que l’on a dénommé les « pouvoirs spéciaux ».

À cette période, les responsables politiques des deux principaux partis de gauche ont, en quelque sorte, voté la guerre et jeté la jeunesse française dans un conflit colonial auquel elle n’était pas préparée.

Il y eut bien quelques épisodes de résistance à cette guerre de la part des disponibles, des rappelés (trains bloqués, des gens se couchent sur les voies, manifestations diverses ; par exemple, dans un petit village de la Creuse, La Villedieu, la population prit parti pour des soldats qui refusaient d’aller plus loin), mais cette résistance ouverte s’arrêta en 1957.

L’ACNV se constitue en 1957 en coordination avec la communauté de l’Arche (fondée par Lanza del Vasto, catholique, disciple de Gandhi), mais en dehors d’elle, et en suivant ses propres règlements. Le secrétariat, installé à la communauté, à Bollène (Vaucluse), est alors tenu par Roland Marin.
Voir, en annexe, des extraits du premier journal
Voir aussi, en annexe, des manifestations contre la bombe

Joseph Pyronnet, principal initiateur de cette action
Lanza del Vasto

La création de l’ACNV a été voulue comme séparée et indépendante de la communauté. Dans le projet de l’Arche, il y avait, et il y a toujours, la volonté de mettre en pratique, immédiatement, entre les membres, même peu nombreux, l’idée de la non-violence, sans attendre que tous les humains adoptent ces convictions. De plus, l’Arche offre, à qui le demande, une formation aux méthodes d’action et à une façon de vivre axée sur la non- violence ; ce fut pendant la guerre d’Algérie, également, un refuge, un lieu de repos, pour les militants de l’ACNV et leur famille inquiétés par les forces de l’ordre ou de justice, ou qui tout simplement se trouvaient devant des difficultés matérielles suite aux actions en cours.

La participation à l’ACNV de compagnons et de compagnes de l’Arche allait de soi et était encouragée et, en même temps, on cherchait à recruter des personnes à l’extérieur (intéressées par les méthodes employées) pour donner plus d’ampleur aux actions. Ces deux structures coexistaient donc sans qu’il soit porté atteinte à l’indépendance de chacune. Il s’agissait, en fait, de deux structures complémentaires.

Entrée de Jo Pyronnet dans l’ACNV

Voici ses premières manifestations racontées par Jo Pyronnet dans un texte préparé pour nos retrouvailles en 2003. Pour rafraîchir sa mémoire, Jo a utilisé la documentation suivante :

– Son livre : Une nouvelle force de frappe : l’action non violente, Témoignage Chrétien, 1965. Réédité en 2006 sous le titre Résistances non violentes, Voir rubrique

Technique de la non-violence de Lanza del Vasto, Denoël-Gonthier, 1971.

– La collection complète des journaux de l’Action civique non violente.

Antécédents notables

I. Lecture marquante de Principes et Préceptes du retour à l’évidence vers 1950.

II. 1er avril 1957 : à Clichy (Paris), 20 jours de jeûne contre les tortures en Algérie par Lanza del Vasto, Pierre Parodi et Bernard Gaschard. Absorbé par les tâches professionnelles et familiales (4 jeunes enfants), je ne mesurerai que plus tard la portée de ce jeûne.

III. Automne 1957-printemps 1958 : Lanza à Montpellier. Découverte enthousiaste de l’Arche ; de son unité de vie qui permet d’échapper à une vie à tiroirs ! découverte de Gandhi. Inquiétude jalouse de Christiane [son épouse] qui perçoit le déplacement de mon centre d’intérêt. Violence et non-violence dans le couple en crise !

Tract du jeûne à Clichy en 1957
Jeûne à Clichy. De droite à gauche : Lanza del Vasto, François Mauriac, Robert Barrat, journaliste. Derrière à gauche : Henri Bouteiller, à droite : Etienne Reclus du SCI.
Tract du jeûne à Genève et près de Marcoule en 1958

Avril 1958 : premiers pas dans l’action non violente
31 mars-4 avril 1958, à Bollène, 1er camp de non-violence : Robert Barrat témoigne sur les tortures en Algérie, le pasteur André Trocmé parle de Martin Luther King, Lanza propose l’invasion de l’usine de Marcoule : « Donner un coup de pied dans le cul du diable ». Ma première expérience d’action non violente. Une révélation !

30 juin 1958 : à Genève et près de Marcoule, 15 jours de jeûne de 18 personnes. Christiane découvre le jeûne et les protestants !

Septembre 1958 à juin 1959, professeur de lettres au collège du Vigan, je découvre le camp du Larzac par un officier de l’Armée du salut et prépare avec Daniel Wintrebert une manifestation pour dire « non aux camps de concentration » sur le plateau « désert » du Larzac à 900 m d’altitude, alors que toutes les manifestations sont rigoureusement interdites.

Décembre 1958-janvier1959, jeûne et manifestation contre la torture à Grenoble (voir extrait du journal de l’ACNV ci-dessous).
Après une réunion où les invités se sont tous excusés, dialogue avec Daniel Wintrebert :

"Le Provençal" du 1er juil.1958
"Midi Libre" du 1er juil.1958
Journal de l’ACNV, n° II
Daniel Wintrebert face à Lanza del Vasto, Midi-Libre du 13 nov.1954

– « Tu crois qu’on la fera cette manifestation ? »

Daniel : « Ça dépend de nous ! »

– Si nous ne sommes que nous deux, tu viens ?

Daniel : « Quand on a décidé quelque chose, on le fait !

– D’accord ! Alors, elle aura lieu ! cette manifestation !

Début juin 1959 : une décision qui va orienter mon avenir.

Juillet 1959 : camp de l’Arche à Bollène avec Christiane. Au retour, « elle ne reconnaît plus sa maison ».

28 juin 1959 : manifestation devant le camp militaire du Larzac et la sous-préfecture de Millau.
Dénonciation de 5 000 « Algériens suspects » ramassés dans des rafles ou sortant de prison. Première demande de 7 volontaires pour être internés comme suspects. Voir témoignage de François Vernier.

9 juillet 1959 : lettre ouverte au ministre de l’Intérieur pour réclamer la suppression de ces camps ou notre internement volontaire avec les suspects (voir ci-dessous).

24 juillet-1er août 1959 : 9 jours de jeûne à La Cavalerie avec Daniel Wintrebert, Michel Pons et Piera di Maggio, pour dénoncer l’existence des camps d’assignation à résidence. Interdits de séjour sur le territoire de la commune, nous occupons l’église et refusons de la quitter en demandant le droit d’asile. Discussions et tractations avec le curé. Le maire nous propose un refuge dans la tour en bordure de la route qui conduit au camp militaire. Il en fait renouveler la paille.

En 1972 Lanza del Vasto est retourné à La Cavalerie pour protester contre l’extension du camp militaire. Voir le récit de cette lutte par deux réfractaires qui y ont participé

Le professeur se met en congé.

Août 1959 : plan d’action proposé à l’Arche en accord avec Christiane :

Lettre au Ministre de l’Intérieur
Extrait du journal de l’ACNV, n° III, 1959

– Me mettre en congé de « convenance personnelle pour étude ».
– La communauté de l’Arche accueillerait ma famille et celle des autres volontaires pour l’internement.
– Je chercherais des volontaires en m’adressant au public des conférences de Lanza.

Septembre 1959 : la famille Pyronnet débarque à l’Arche, c’est la première déjà constituée à entrer dans cette communauté. Je visite les évêques et des personnalités susceptibles de soutenir l’action et aussi les autorités qui auront à répondre à nos actions, entre autres Edmond Michelet qui a connu les camps de concentration nazis. Il me dit : « Si j’étais encore professeur d’histoire à Brive-la-Gaillarde, je pourrais me joindre à vous, mais je ne suis que ministre de la Justice et je ne peux pas grand-chose. Mais, à l’occasion, je vous défendrai. » Il a tenu parole.
J’accompagne Shantidas dans ses tournées de conférence. Il prépare le public et « lâche le taureau dans l’arène » ! Christiane qui doit faire face seule à l’insertion des enfants dans une communauté de célibataires remarque : « C’est toi qui voulais entrer en communauté, c’est moi qui y suis ! »

Septembre 1959-mars 1960 : 30 volontaires s’inscrivent pour demander à partager le sort des Algériens internés sans jugement dans les camps du Larzac (Aveyron), de Thol (Ain), de Saint-Maurice-de-l’Ardoise (Gard) et de Mourmelon (Marne). Ils sont d’accord pour se mobiliser au moins deux mois et prêts à entrer dans la désobéissance civile pour dénoncer l’existence des camps et imposer leur internement. Leur groupe est très varié. Ils ont de 20 à 64 ans, parmi eux un Algérien musulman, un juif, des chrétiens protestants et catholiques, des agnostiques. C’est un bel embryon d’armée non violente !
Voir, en annexe, l’Appel aux volontaires
Voir aussi l’engagement de Jacques et Émilienne Tinel.

5-10 avril 1960 : camp de formation pour les Trente et leurs amis, à Grézieu près de Lyon.

10 avril 1960 : Pont-d’Ain et le camp de Thol. Pour la préparation voir annexe.

Les Trente en marche vers le camp de Thol

Une manifestation rassurante : le jour des Rameaux, devant l’église, 250 personnes se retrouvent (parmi elles des ouvriers, des intellectuels, des commerçants, incroyants ou croyants de diverses traditions, dont neuf prêtres et un pasteur). Ils viennent accompagner les trente volontaires qui vont se présenter au camp d’internement voisin de Thol. À ma demande, Shantidas a accepté de ne pas paraître à la manifestation pour éviter de centrer sur lui l’attention des journalistes. La manifestation a été interdite, et le cortège est arrêté à 300 mètres du départ. Les banderoles sont enlevées.

On pouvait y lire : « Essayons la paix. Nous aussi sommes suspects. Reconnaître ses torts est une force. Non aux camps de concentration. Réparons un mal par un bien égal. On ne défend pas la paix en faisant la guerre. »

La police donne l’ordre de dispersion, les responsables de la marche celui de s’asseoir. Tous sont ramassés et chargés dans des cars dans un silence total. Les gendarmes se transmettent leurs ordres à mi-voix. Ils déposent les manifestants dans un pré à six kilomètres.

Premières escarmouches : le cortège se reforme et repart en contournant la police qui garde la route. Les Trente sont en avant, détachés du groupe. À l’entrée de Pont-d’Ain, trois gendarmes barrent la route et intiment l’ordre d’arrêter. En silence, calmement, les volontaires débordent le barrage et continuent. À la sortie du village, nouveau barrage avec douze gendarmes. Les Trente avancent, sourds aux injonctions de la police. Chaque gendarme se précipite sur l’un d’eux comme sur un forcené, et le « forcené » s’arrête sagement, simplement. Son voisin continue, sans courir, mais résolument, comme s’il n’était plus qu’une volonté silencieuse et inébranlable d’aller vers le camp. Le gendarme abandonne celui qu’il tenait et qui ne bouge pas pour se précipiter sur l’autre qui, dès qu’il est pris, s’arrête. Mais le premier est déjà reparti...

Une discipline étonnante : à ce jeu-là, les gendarmes s’énervent quelque peu. Les Trente, dispersés, bousculés, frappés, renversés, progressent toujours. Les voilà sur la place de l’église d’où ils étaient partis le matin.
« Regroupez-vous sur les marches de l’église ! » En quelques secondes, les Trente se retrouvent sur trois rangs en silence, comme pour une cérémonie. Les gendarmes, médusés, attendent : ces obstinés qui ignorent les ordres, les coups de sifflets et les bousculades de la police, sont remarquablement disciplinés quand leur chef parle. Il parle peu... « Détendez-vous, respirez », dit-il... Et chacun de s’exécuter, même les gendarmes. L’atmosphère un peu électrique semble s’apaiser.
Mais soudain... « En avant ! », dit-il. Et les voilà tous qui s’avancent à nouveau, sans précipitation, mais d’un pas ferme, droits, les bras au corps. La bousculade recommence, un peu plus vive, les coups pleuvent.
« Voilà le chef, prenez-le. »

Qui sont les Trente ? Extrait du journal de l’ACNV, n° VI, mai-juin 1960
Les noms des Trente. Extrait de notre livre

Un gendarme le saisit et veut l’entraîner. Il se laisse tomber à terre. Il est traîné et jeté sans ménagement dans un camion d’où il ressortira par trois fois. Après lui, il reste vingt-neuf chefs à qui il faudra appliquer le même traitement. Finalement, tous se retrouvent enfermés et emplissent de leurs chants les fourgons de police, puis la cour de la gendarmerie !
Lors de l’interrogatoire, la police veut connaître nos motivations et l’origine de notre groupe :

« Mais, enfin, qui êtes-vous ? C’est vous qui les avez recrutés ? Que leur avez-vous dit ou fait ? Vous les avez hypnotisés ?

« Je leur ai dit ce que je vous dis, que ces camps sont une injustice grave qui privent les détenus de leur travail, de leur famille et de leur liberté, et cela par simple décision administrative, sans jugement. C’est une injustice commise en notre nom, nous en sommes responsables. De plus, si nous voulons la paix, il faut la faire, et pour cela accepter les mêmes sacrifices que d’autres font pour la guerre. Ils sont très disciplinés, mais ce n’est pas à moi qu’ils obéissent, c’est à leur conscience. Si je leur demandais de vous frapper, ils ne m’obéiraient pas. »

Après cela, trois fourgons de police vont nous déposer, un par un, à 120 km de là, dans le massif du Jura. Deux fois encore, nous nous présentons au camp de Thol. Après une nuit au commissariat, nous sommes relâchés dans le Jura. Nous observons la trêve de Pâques et faisons un jeûne de trois jours à Lyon, puis nous partons pour Paris pour nous présenter devant le centre de tri de Vincennes.

Cette action de Thol a été une expérience forte pour tous les participants. Le silence et le jeûne, l’unité réalisée entre des personnes de tendances aussi diverses, la détermination des volontaires pour l’internement ont fait entrevoir les dimensions possibles de la non-violence. Les cinq jours de préparation avant la marche ont porté leurs fruits pour l’organisation et pour transmettre l’esprit et le sens vrai des consignes. L’ensemble a permis de témoigner que la non-violence n’est pas seulement un moyen mais une vie.

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